Affaire.dox

Près de 600 contributeurs Wikipedia dénoncent dans une lettre ouverte les « menaces » adressées à l’un d’entre eux par un journaliste du Point. Auteur d’une récente enquête à charge contre l’encyclopédie, il n’avait pas apprécié certaines modifications apportées à la page consacrée au magazine qui l’emploie. Mardi, il a publiquement exposé le contributeur en question dans un nouvel article et affirme que le Point prépare une action en justice.
La défiance réciproque qui alimente depuis des mois les relations entre certains journalistes de l’hebdomadaire Le Point et l’équipe de contributeurs de l’édition en français de Wikipedia vient d’atteindre un nouveau point de crispation. Lundi, les bénévoles qui éditent et supervisent les pages francophones de la célèbre encyclopédie collaborative ont publié une lettre ouverte dans laquelle ils dénoncent les pressions subies par l’un de leurs membres, FredD.
(article mis à jour mardi 18 février à 19 heures, avec la réaction de Rémy Gerbet, directeur exécutif de Wikimédia France)
Menaces et pseudonymat
« Nous, bénévoles contribuant à Wikipédia — en français ou en d’autres langues — apportons notre plein soutien à notre pair FredD, cible de courriels d’intimidation par un journaliste du magazine Le Point, menaçant de divulguer son identité et sa profession », écrivent-ils.
Les faits en question se seraient déroulés samedi 15 février quand, après avoir édité la page consacrée au Point, FredD aurait eu « la très désagréable surprise » de recevoir un courrier électronique adressé depuis l’adresse professionnelle d’Erwan Seznec, journaliste au Point. « Nous allons faire un article sur vous, sur notre site, en donnant votre identité, votre fonction, en sollicitant une réaction officielle de [l’employeur supposé de FredD]. », aurait écrit ce dernier, avant de doubler son courrier d’un appel téléphonique à FredD.
« Les propos tenus dans ces courriels relèvent explicitement de la menace et sont, à ce titre, tout à fait inadmissibles », estiment les auteurs de la lettre ouverte. Ils contribuent, pour la plupart, à l’encyclopédie sous pseudonyme, et présentent le respect de ce pseudonymat comme l’une des garanties du bon fonctionnement de Wikipedia. « La menace de divulgation d’informations personnelles est de nature à intimider et à provoquer l’autocensure d’autres bénévoles sur les articles que ce journaliste du Point a pris pour cible », ajoutent-ils à cet égard.
Du dénigrement envers Le Point ?
Erwan Seznec confirme implicitement la prise de contact, mais nie la menace. « Je ne suis pas en train de le menacer, répond-il mardi à France Culture, Je dis juste que « le ciel est menaçant » ». À nos confrères, il explique voir du « dénigrement » dans la façon dont la page Wikipedia présente le magazine Le Point, notamment parce que cette dernière aurait parlé de « dérive trumpiste » de l’hebdomadaire, trois ans avant l’élection de Donald Trump.
Un passage par l’historique des modifications de la page consacrée au Point montre effectivement que FredD a procédé à plusieurs modifications, datées du 15 février, dont certaines au niveau de deux sections désormais fusionnées, « Affaires (2014 et 2017) » et « Tournant populiste après 2015 ».

La plupart des modifications datées du 15 février et attribuées à FredD concernent une portion qui liste soit les affaires judiciaires dans lesquelles l’hebdomadaire a été impliqué, soit les critiques formulées à son encontre. Lister ces affaires et ces critiques, par ailleurs systématiquement sourcées et dûment attribuées à leurs auteurs respectifs, relève-t-il du dénigrement ?
Une chose est sûre : Erwan Seznec ferraille depuis près d’un an avec les contributeurs qui éditent la page dédiée au Point, qu’il accuse sans ambages de parti pris à l’égard du magazine. « Il apparaitra tôt ou tard que la page du Point a été délibérément gauchie pour ternir l’image du magazine. J’en resterai là pour un certain temps », écrivait-il par exemple, sous son nom propre, le 8 mars 2024 dans la discussion associée à la page en question.
Mi-décembre, le journaliste dégainait ses propres armes, sous la forme d’un long article titré « Wikipédia, plongée dans la fabrique d’une manipulation ». Il y mettait à profit l’historique des éditions sur certaines fiches particulièrement polémiques pour illustrer comment certains contributeurs intervenaient massivement dans l’orientation éditoriale de l’encyclopédie sur certains sujets.
Un mois plus tard, l’hebdomadaire sonne une nouvelle charge contre Wikipedia en racontant, sous la plume d’une autre journaliste, comment un collectif pro Palestine « forme » ses membres aux bonnes pratiques pour éditer de façon militante, mais discrète, les pages de l’encyclopédie.
Pour Seznec, il ne fait aucun doute que le noyau dur des contributeurs de Wikipedia a un problème avec le Point en particulier, et avec la pensée de droite en général. « La vérité est à gauche, tendance ultraprogressiste. Et quiconque aura osé une analyse critique du wokisme – et en particulier des excès des militants de la cause trans – ou tenu une ligne intransigeante face à l’islamisme ou face aux dogmes de l’écologie radicale sera frappé de leurs foudres », écrivait-il le 13 décembre.
Le Point divulgue les données personnelles d’un contributeur
Dans ce même article, il exposait déjà des indices permettant de lever le pseudonymat de certains contributeurs.
Mardi, Erwan Seznec a mis ses menaces à exécution, en affichant publiquement, dans un nouveau papier en forme de tribune, les éléments permettant de remonter à l’identité réelle de FredD.

« L’annonce de la préparation d’une action en justice a sans doute été interprétée comme une tentative d’intimidation. Il ne s’agissait en aucun cas d’un bluff, mais d’une annonce : des démarches juridiques sont engagées, Le Point aura l’occasion de revenir sur cette action juridique », écrit le journaliste.
Dans cette nouvelle charge, il dénonce le choix des sources opéré par les contributeurs de Wikipedia pour alimenter la fiche dédiée au Point, et parle de « cabale ».
« Ainsi, pour nos contributeurs anonymes et prétendus apolitiques, Le Point ne serait « pas une source fiable » dans le monde des médias, à l’inverse de Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde Diplomatique, Reporterre, ou Politis… sources abondamment citées pour « crédibiliser » la fiche Wikipédia du Point. Le fait que tous ces médias soient classés à (l’extrême) gauche ne semble pas leur poser le moindre problème de déontologie aux censeurs moralistes ».
Wikipedia et ses principes fondateurs
« On rappellera à Erwan que doxxer [divulguer l’identité, ndlr] les gens est illégal et que c’est une réaction complètement disproportionnée au vue des faits reprochés », fait remarquer DameMedea dans la discussion dédiée au Point.
Dans leur lettre ouverte, les contributeurs rappellent les principes fondateurs de l’encyclopédie, qui prévoient, depuis sa création, que les choix éditoriaux soient opérés par consensus.
« Elle s’appuie sur cinq principes fondateurs, parmi lesquels la visée encyclopédique, la neutralité de point de vue (qui consiste à mentionner les points de vue en fonction de leur place dans le champ des savoirs, c’est-à-dire des sources de qualité) et le respect de règles de savoir-vivre. Les décisions y sont prises par consensus. »
« L’encyclopédie n’est pas parfaite — à titre d’exemple, des discussions animent régulièrement la communauté sur la manière d’améliorer les biographies de personnes vivantes et le traitement des événements récents ou des polémiques médiatiques. Mais son fonctionnement et ses règles garantissent son indépendance de tous les pouvoirs », ajoutent-ils encore.
Wikimédia France avait quant à elle réagi avant la publication du nouvel article du Point, en affirmant que « rien ne justifie et ne justifiera jamais des menaces envers des personnes qui offrent leur temps pour contribuer à la connaissance libre ».
Contactée mardi en fin d’après-midi par Next, l’association confirme qu’une action en justice émanant d’un média serait une première en France. « Ce n’est pas la première fois que le Point menace Wikipedia de poursuites, nous précise Rémy Gerbet, directeur exécutif de l’association Wikimédia France. On ne sait d’ailleurs pas qui ils voudraient assigner, ou sur quoi ils s’appuieraient pour attaquer ». En tant qu’hébergeur, c’est la Fondation Wikipédia, et non Wikimédia France, qui porte la responsabilité légale.
L’association, dont la mission consiste à animer et soutenir la communauté des contributeurs, se dit en revanche prête à soutenir FredD si ce dernier choisissait de faire valoir ses droits face au magazine. « C’est évidemment sa décision, puisque c’est lui qui est visé, mais nous serons à ses côtés, affirme Rémy Gerbet, pour qui les mécaniques de l’encyclopédie autorisaient d’autres voies de conciliation. Wikipedia et la communauté sont toujours ouvertes aux critiques. L’article qui concerne le Point a fait l’objet de nombreux travaux et il est toujours en amélioration. Il y avait moyen de discuter de façon intelligente plutôt que de formuler des menaces inutiles ».