Victoire pour tout le monde, victoire pour personne

La Commission européenne a abandonné plusieurs projets de réglementation, dont un sur l’IA et un autre sur les projets technologiques essentiels. Bien que l’influence américaine ait pu jouer, il semble que les négociations aient simplement échoué après de longues périodes de tractations.
Le vice-président américain, JD Vance, était présent lors du Sommet pour l’action sur l’IA à Paris. Il a notamment évacué la « réglementation excessive » en Europe et les dangers qu’elle faisait courir à une industrie en plein essor. Comme le rapportait notamment Le Monde, il est allé jusqu’à qualifier de « censure » la volonté européenne de réguler ces technologies, dont « les Etats-Unis sont les leaders dans l’IA et entendent le rester ». D’un autre côté, il s’est montré tout aussi clair : dans ce domaine, personne n’empêchera les États-Unis de mener la danse.
Or, dans la nuit de mardi à mercredi, dans un document publié par la Commission européenne, on peut lire en annexe IV (PDF) que plusieurs réglementations sont abandonnées. En lien avec l’actualité, on constate notamment que le projet de directive sur les responsabilités de l’IA (AILD) est considéré comme « obsolète ». Simple réaction aux critiques européennes ? Non, si l’on en croit plusieurs sources, même si une certaine influence a pu se faire sentir.
Henna Virkkunen, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la souveraineté technologique, a d’ailleurs réagi à ce sujet. Au Financial Times, elle a affirmé que ce changement de direction n’avait rien à voir avec la pression américaine. Il s’agirait, selon elle, d’une volonté délibérée de renforcer la compétitivité, de réduire la bureaucratie et de faciliter les investissements.
Responsabilité de l’IA, une directive redondante ?
Comme l’indique Euractiv, le Sommet pour l’action pour l’IA devait être un moment fort d’annonces autour des responsabilités et d’une AI maitrisée, au service des populations. Ces intentions ont été vite balayées par d’autres, centrées sur des investissements gigantesques, dans une course à qui alignerait le plus de centaines de milliards d’euros.
En France, Emmanuel Macron a évoqué 109 milliards. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est même allée jusqu’à 200 milliards. Des sommes qui, en très grande partie, viennent du secteur privé, donc des entreprises.
C’est dans ce contexte qu’est intervenu le retrait de la directive sur la responsabilité. Celle-ci, si elle avait été votée, aurait fait porter la charge de la preuve aux entreprises dans le cas d’un préjudice causé par une IA.
Pourtant, comme le signalent nos confrères, ce projet avait perdu progressivement de son intérêt après la publication et l’entrée en vigueur de l’AI Act, qui prévoit déjà des mécanismes sur la responsabilité. Ils évoquent de « nombreux acteurs » du secteur estimant que ce projet devenait « superflu ».
Officiellement, l’abandon est lié à l’absence d’entente entre les parties. Dans son document (PDF, page 26), la Commission européenne indique qu’elle évaluera la possibilité d’une nouvelle approche dans ce domaine.
ePrivacy s’éteint
Autre règlement à disparaitre, ePrivacy. Ce projet, véritable serpent de mer, n’a jamais fait l’objet d’un consensus clair qui aurait plu à l’ensemble des 27 membres de l’Union. Il devait réformer la protection des métadonnées et cookies, dans l’optique de mieux protéger la vie privée des internautes européens. La directive, devenue projet de règlement en 2017, devait notamment en finir avec les bandeaux de cookies, en permettant aux navigateurs d’appliquer des réglages par défaut à tous les sites visités.
Pourtant, comme l’a noté Reuters, le projet est « dans les limbes » depuis 2020. Ses ambitions étaient nombreuses, car le règlement devait planter le cadre dans lequel les entreprises allaient s’affronter, fixant notamment des conditions de concurrence voulues équitables entre grandes entreprises de la tech et opérateurs de télécommunications.
Là encore, dans l’annexe IV, il est question d’une absence d’accord entre les 27. Rien ne semble devoir se dégager entre les colégislateurs « dans un avenir proche ». Cependant, contrairement au projet AILD, il n’est pas question d’un éventuel retour sous une autre approche. « En outre, la proposition est dépassée au vu de certaines législations récentes, tant dans le technologique et législatif », précise en effet le document.

Brevets essentiels : encore un au revoir
Autre disparition remarquée, mais tout aussi discrète que les deux autres, le projet de réglementation sur les brevets dits « essentiels », dit SEP. Plus spécifiquement, la Commission européenne voulait légiférer sur certaines technologies présentes dans les équipements de télécommunications, les téléphones portables, les ordinateurs, les voitures connectées et les appareils intelligents.
L’idée était d’en finir avec les litiges entre entreprises concernées, dont les procès s’avéraient longs et couteux. Plus précisément, la Commission voulait mettre un terme aux affrontements continus entre, d’un côté, les entreprises ayant besoin de technologies sans lesquelles leurs produits ne pouvaient fonctionner et, de l’autre, celles qui possédaient ces brevets.
On distinguait deux équipes. Dans la première, des sociétés comme Qualcomm, Nokia ou encore Ericsson disposant d’un nombre important de brevets liés aux télécommunications. De l’autre, de grandes entreprises comme Apple et Google, qui ont besoin de ces technologies pour leurs produits.
Réactions contrastées
Sans surprise, ces annonces – très discrètes – ont provoqué tantôt l’enthousiasme, tantôt la colère. Le 12 février par exemple, la CCIA (Computer & Communications Industry Association, qui compte parmi ses membres Amazon, Apple, Facebook, Google, Intel, Mozilla, Samsung, Twitter, Uber et Yahoo!) a évoqué une « première étape positive » concernant la disparition de la directive AILD : « Le retrait d’hier soir témoigne d’une prise de conscience croissante du fait que l’UE ne peut rester compétitive qu’en veillant à ce que son cadre numérique et technologique ne devienne pas un patchwork inapplicable. Mais ce n’est qu’un début ». De même, le retrait « tant attendu » du règlement ePrivacy est vu comme « une mesure encourageante », pour les mêmes raisons.
Rod Freeman, directeur du cabinet d’avocats Cooley, appelle cependant à relativiser, comme il l’a indiqué à Reuters : « Nous ne devrions pas supposer que cette décision signale un changement d’orientation politique de la Commission en ce qui concerne la réglementation de l’IA ».
En revanche, la CCIA est beaucoup plus critique sur la disparition de la direction sur les brevets essentiels. « La Commission manque une occasion importante de moderniser des règles obsolètes, ce qui maintient l’innovation bloquée dans le passé », fustige l’association.
Même son de cloche à la Fair Standards Alliance, qui se dit « stupéfaite ». « Cette décision inattendue est en contradiction avec les objectifs déclarés de la Commission de placer l’innovation au centre de la quête de compétitivité de l’Europe et d’éliminer les obstacles qui entravent les industries fortes de l’Europe », estime l’Alliance. Elle demande « instamment à la Commission européenne de reconsidérer sa décision », pour éviter d’envoyer « un signal terrible aux innovateurs et aux entreprises ».
Nokia, au contraire, se réjouit… pour les mêmes raisons : « Cela aurait eu un impact négatif sur l’écosystème mondial de l’innovation, en particulier sur les incitations des entreprises européennes à investir des milliards d’euros chaque année dans la recherche et le développement ».