Triste monde tragique…
![[Édito] Fabrique de la (dés)information : de TikTok à Emmanuel Macron](http://next.ink/wp-content/uploads/2025/01/PDR-tiktok.webp)
Tout est allé très vite, trop vite. D’une mise en garde contre des amendes pour avoir payé avec Apple Pay à un péage, on passe à une réaction d’Emmanuel Macron qui en appelle au ministre de l’Intérieur. Entre les deux, d’autres vidéos d’influenceurs sur TikTok et un bruit médiatique important.
Cette année 2025 débute sur les chapeaux de roues. Depuis la semaine dernière, une histoire affole les réseaux sociaux et l’actualité : une amende de 90 euros et 3 points en moins sur le permis de conduire pour avoir payé à un péage avec Apple Pay (sans contact) via son smartphone.
« Il y a zéro vanne » : s’il le dit, c’est que ça doit être vrai !
L’histoire est devenue virale après une vidéo de « s4iintt » sur TikTok. Il y raconte ce qu’il présente comme une mésaventure personnelle : « Je viens de me manger 90 euros d’amende et trois points sur le permis parce que j’ai payé avec mon téléphone en Apple Pay au péage. Il y a zéro vanne. J’arrive à un péage, c’était 25,90 euros. Je sors mon téléphone pour payer en Apple Pay […] Je paye le péage. Mais quand je vous dis instantanément, c’est instantanément ; moto, gyrophare ».
Il se met en scène avec un document… une enveloppe blanche, sans aucun écrit en l’occurrence. La vidéo dépasse les 5 millions de vues, 500 000 j’aime et 7 600 commentaires.

On ne va pas revenir sur l’usage du téléphone au volant, y compris pour payer au péage avec Apple ou Android Pay : c‘est interdit, tout le monde s’accorde sur ce point. L’article R412-6-1 rappelle que « l’usage d’un téléphone tenu en main par le conducteur d’un véhicule en circulation est interdit ». Peu importe que le véhicule soit à l’arrêt à la barrière, moteur éteint ou allumé : il reste sur les voies de circulation.
Macron a « passé le dossier au ministre de l’Intérieur »
De toute façon, le cœur du problème n’est pas là. La vidéo de S4iintt a été reprise comme argent comptant par bon nombre de nos confrères dans la presse traditionnelle, mais aussi dans la presse spécialisée, sur les réseaux sociaux. Elle est même remontée jusqu’à Emmanuel Macron.
Dans une vidéo publiée sur TikTok, le chef de l’État a répondu : « Je viens de vous voir et vous avez raison. Je crois qu’en 2025 on doit pouvoir payer au péage avec son téléphone. J’ai passé le dossier au ministre de l’Intérieur et on va collectivement régler ça ». Sa vidéo fait 11 millions de vues pour 1,1 million de « J’aime » et près de 22 000 commentaires.
Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, affirme à La Dépêche que « bien sûr, l’affaire va être réglée. Surtout si c’est le Président qui le demande. Un ministre est là pour délivrer » (sic). Bruno Retailleau ajoute à nos confrères : « Le Président m’avait fait passer un petit mot en Conseil des ministres pour me prévenir en me disant : tu vois que je m’occupe de sujets importants ».
Wait… what ? On rembobine cette folle histoire
Beaucoup de choses ne vont pas dans cette histoire. Reprenons depuis le début. Tout d’abord, la vidéo de S4iintt n’est pas la première à dénoncer une amende du genre.
L’une des premières références remonte au 7 janvier avec une vidéo d’UnMoniteurCool : « Payer avec le téléphone au péage, c’est 90 euros et trois points en moins […] Ça fait plusieurs fois où j’entends la même histoire : les gens s’arrêtent au péage […] ils mettent le téléphone, la caméra verbalise : 90 euros et trois points. Usage du téléphone ».
Sur les réseaux sociaux, « l’information » tourne doucement, jusqu’à la mise en situation de S4iintt puis une reprise par Masdak, sans aucune source sur cette histoire dans les deux cas. Ce sont les deux tiktokeurs à qui répond Emmanuel Macron. Leurs vidéos sont en effet en introduction de son intervention.
Le procès-verbal ? Il aurait été jeté
Dans tous les cas, un point commun entre les différents messages sur les réseaux sociaux : aucune preuve n’est montrée, aucune amende, rien. Toujours sur les réseaux sociaux, maitre Benezra est revenu sur cette affaire dans une vidéo publiée il y a quelques jours. Il explique avoir demandé, par l’intermédiaire d’un journaliste, une preuve de l’infraction dont S4iintt a été victime. « Contacté, ce tiktokeur nous dit avoir jeté le procès-verbal ».
Autre point mis en avant par l’avocat : « les gendarmes et la police affirment n’avoir aucune trace de cette affaire ». Pour maitre Benezra, « cet individu raconte n’importe quoi, il surfe sur le buzz […] Même Emmanuel Macron est tombé dans le piège ». Faire le buzz est un peu le saint Graal de tout influenceur, cela lui permet d’augmenter son audience, sa visibilité, ses revenus, etc.
Les « ravages de la TikTokisation de la vie politique »
Contacté par TF1 Info, Jean-Baptiste Iosca (président de l’Association française des avocats de droit routier) ne croit pas non plus à cette affaire : « En 25 ans de carrière, je n’ai jamais vu une contravention qui portait sur ce sujet. Et puis, il ne faut pas se leurrer, les forces de l’ordre au péage vérifient autre chose, pas des automobilistes qui seraient éventuellement amenés à payer avec leur smartphone ».
Nos confrères notent au passage que Vinci indiquait encore mi-septembre 2024 : « À l’aide de votre carte bancaire, mais aussi de votre téléphone, de votre montre ou de tout autre objet connecté, payez votre péage de façon simple et sécurisé ». Une mention qui n’existe plus aujourd’hui, mais sans savoir quand elle a disparu.
L’avocat Alexandre Archambault, spécialiste du numérique, a aussi commenté cette histoire : « Quand on parlait des ravages de la TikTokisation de la vie politique. On a donc le Président d’une puissance nucléaire qui est intervenu sans qu’à aucun moment quelqu’un dans son entourage ne prenne la peine d’effectuer quelques vérifications. Arrêtez de démarrer au quart de tour ». C’est valable pour le président de la République, mais aussi pour la presse dont on s’attendait à beaucoup mieux.
Quid de la TikTokisation de l’information ?
Hasard ou pas du calendrier, Hubert Guillaud publie ce jour un billet de blog intitulé « L’ère post-TikTok va continuer de bouleverser la société », sous-titré « Ce que le passage d’une information largement textuelle à la vidéo change à la société ».
Il y décrit l’évolution de l’information : « Nous sommes passés d’articles à leurs commentaires en 280 caractères, au détriment du compromis, de la subtilité et de la complexité. Désormais, nous sommes en train de passer aux vidéos courtes, qui prennent le pas sur ce qu’il restait de textes sur les réseaux sociaux ».
La forme dépasse largement le fond
Ce changement de paradigme va au-delà du poids des mots : « Être le premier sur l’actu est devenu bien moins important qu’être engageant. Le charisme risque de prendre le pas sur les faits », résume-t-il. On ne peut que remarquer la ressemblance avec le péage et Apple Pay.
Hubert Guillaud cite le journaliste Matt Pearce : « Les nouvelles technologies continuent de faire baisser le coût de la production de conneries alors que le coût d’obtention d’informations de qualité ne fait qu’augmenter. Il devient de plus en plus coûteux de produire de bonnes informations, et ces dernières doivent rivaliser avec de plus en plus de déchets une fois qu’elles sont sur le marché ».
C’est un peu différent dans le cas présent. Si on voit bien le poids des réseaux sociaux et surtout des courtes vidéos dans cette affaire, le problème se situe principalement dans les reprises sans recul d’une « mise en situation » d’un influenceur. La vidéo est prise pour argent comptant par de nombreuses personnes, visiblement jusqu’au président de la République.